«La recherche est aussi cruciale pour les collectivités que pour les entreprises qui la pratiquent, elles, depuis des décennies afin de construire leur avenir. » Président (SE) de la communauté de communes du Clunisois (42 communes, 14 000 hab., Saône-et-Loire), Jean-Luc Delpeuch est l’un de ces ardents défenseurs, prêcheurs même, d’un rapprochement entre deux mondes qui se méconnaissent, regrette-t-il. Une recherche d’autant plus indispensable que nous vivons « une ère de transformation, de rupture, de changement de repères, de transition », poursuit-il.

L’exemple le plus éloquent est le dérèglement climatique. La place centrale du numérique et l’aspiration grandissante des citoyens à une démocratie participative en sont d’autres. C’est, plus généralement, le cas de toute évolution majeure, économique ou sociétale.

Un besoin de R&D dans les territoires

Face à ces « bouleversements », l’approche scientifique représente un apport précieux, vantent à l’unisson ces élus locaux, fonctionnaires territoriaux et chercheurs qui militent pour l’établissement de liens étroits entre ces deux univers. « Car, si l’on travaille en vase clos en collectivité, on s’appauvrit », justifie le président (PS) du pays Nivernais Morvan (5 communautés de communes, 61 000 hab., Nièvre), Christian Paul.

Fort de son expérience de maire, conseiller général et régional, député et secrétaire d’Etat, il a aussi cofondé, en 2008, La 27è Région, association se présentant comme un « laboratoire pour transformer les politiques publiques », qui compte plus d’une centaine d’adhérents, collectivités et individuels. « Les territoires ont besoin de R&D plus que d’une production académique, précise son délégué général, Stéphane Vincent. Ce que nous prônons, c’est la recherche-action. Nous avons l’ambition de favoriser les passerelles, car la gestion publique n’a pas cette culture. Elle sait acheter de la prestation de conseil en one shot à des cabinets, mais pas travailler sur la durée. Toutes les politiques publiques sont susceptibles d’être concernées, en particulier celles nécessitant une approche systémique. »

Adjointe (PC) au maire d’Ivry-sur-Seine (63 300 hab., Val-de-Marne), chargée de la culture scientifique et chercheuse au Centre national de la recherche scientifique en neurosciences, Marie Pieron illustre les atouts de la mise en place d’un « écosystème, fait de connexions ». Celui qu’elle soutient associe sa commune, le département, l’établissement public territorial Grand-Orly Seine Bièvre (24 communes, 711 000 hab.), Vitry-sur-Seine (94 600 hab.), Sorbonne université, ainsi que l’hôpital public Charles-Foix et la pépinière d’entreprises Silver Innov’, hébergeant des start-up, tous deux implantés à Ivry.

Unis autour d’un projet relatif au vieillissement, résumé en une formule : « Vivre bien, plus longtemps ». On y mène des recherches de pointe sur les maladies neurodégénératives, mais on y crée aussi des objets, tel un déambulateur robotisé testé par des patients. Ce modèle aura mis une trentaine d’années à se déployer totalement.

Il existe d’autres façons, plus modestes, de « faire entrer la recherche dans l’action publique, rassure Marie Pieron. Un premier contact sur un sujet ponctuel peut en être l’accroche. Des relations plus structurées se mettront progressivement en place. Il faut se trouver un intérêt commun, la collectivité fournissant alors un terrain d’expérimentation au chercheur. Avec la clause générale de compétence accordée aux communes, les occasions d’intervenir ne manquent pas. »

La convention industrielle de formation par la recherche (Cifre) est une option. Ce dispositif permet de recruter un doctorant pendant trois ans, dans le cadre d’une collaboration aux allures d’alternance. Alice Martin a signé ce type de contrat en février 2019 avec l’Occitanie. Sa thèse, qu’elle espère soutenir au printemps, s’intéressera aux apports du design à une collectivité.

« Comme pour l’industrie, le design, c’est se dire qu’on a des utilisateurs à la fin. Pour nous, ce ne sera pas un produit manufacturé, comme une chaise, mais un service public, compare le responsable du service innovation dans les politiques publiques de la région, Nicolas Trillaud, qui l’accueille. Il faut rendre l’objet ergonomique et désirable, et le designer a cette capacité à mettre en scène un service, imaginer des prototypes de solutions, formaliser des idées, traduire ce que dit l’ingénieur, là où la pratique administrative a tendance à privilégier l’entre-soi. »

Enchanté de cette association, il la verrait volontiers pérennisée par une embauche. Alice Martin se félicite d’avoir eu « un terrain à portée de main » durant trois ans. Elle a pu travailler sur des sujets aussi divers que l’agriculture durable, la rénovation énergétique des logements et « le lycée de demain ». Convaincue des avantages d’une telle coopération, elle appartient à un réseau, baptisé « Dessein public », comptant 45 designers en collectivité, en contrat à durée déterminée, apprentissage, stage, voire titulaires dans des villes, départements et régions tels que Lille, la Bretagne et la Loire-Atlantique. L’intention est double : partager des expériences entre pairs et valoriser ce métier.

Des passerelles entre deux mondes

Contrairement aux entreprises, les collectivités ont peu recours à la Cifre : 132 étaient en cours en 2020, soit 9 % du total. L’intérêt de ce dispositif est pourtant loué par tous ceux qui l’expérimentent. « Des gens de très grande qualité, futurs bac + 8, collaborent sur la durée à des sujets intéressant directement la collectivité », commente l’économiste Olivier Bouba-Olga, qui se considère « plus comme chercheur en sciences sociales ».

Il a encadré des doctorants en Cifre quand il était en poste à l’université de Poitiers. En détachement à la région Nouvelle-Aquitaine, il espère en accueillir « en permanence » dans le service « études et prospective » qu’il dirige depuis un an.

Accepter d’être bousculé

Sur la plateforme web du programme « 1 000 doctorants pour les territoires », Marc Dixneuf, le directeur général de l’association Aides, formule ce prérequis d’une relation avec le monde de la recherche : « Il faut être prêt à entendre des choses n’allant pas dans le sens de notre histoire officielle, accepter que notre hypothèse de départ soit fausse, que la belle idée soit à oublier. »

Tout aussi élogieux, c’est pour « organiser une contagion » que Jean-Luc Delpeuch a imaginé « 1 000 doctorants pour les territoires », une plateforme web mettant en relation chercheurs et collectivités. « Etablir des passerelles entre deux mondes qui fonctionnent différemment et ne se parlent pas assez » : telle est l’ambition du comité scientifique de l’Association des directeurs généraux des communautés de France, indique sa coanimatrice, Marie-Claude Sivagnanam. DGS de la communauté d’agglo de Cergy-Pontoise (13 communes, 212 000 hab.), elle y est à la manœuvre pour renforcer les partenariats. Avec CY Cergy Paris université et ses masters en droit public et en culture, notamment ; avec la grande école de management Essec, dotée d’une chaire d’économie urbaine, dont des étudiants ont, cette année, mené une étude sur l’attractivité de ce territoire… « qui n’est pas reconnu comme une destination touristique », glisse-t-elle.

L’école de design qui ouvre ses portes en septembre 2021 s’ajoutera à la liste, non exhaustive. « En apportant un pas de côté, le chercheur nous permet de prendre de la hauteur », ajoute la DGS.

Une Cohabitation amicale

Economiste « version sciences sociales », comme il se définit, vice-président (soc. civ.) de la communauté urbaine du Grand Poitiers (40 communes, 194 100 hab.) chargé du développement économique depuis mars 2020, Bastien Bernela porte une ambition similaire. « Les chercheurs que nous sommes ont une appétence pour la complexité, développe-t-il. Le logiciel politique tend, lui, à simplifier parfois. Le premier peut donc éclairer le second dans la déclinaison opérationnelle de son objectif. »

Renforcer les liens entre ces deux univers fait partie de sa délégation, et « ce n’est pas simple, reconnaît-il, car les calendriers sont différents.

Côté élus, il y a ce besoin pressant d’agir tout le temps ; côté scientifiques, une approche plus de long terme, avec la mise en place de protocoles, de méthodologies ». Le politique doit « accepter de s’être trompé, de devoir redéfinir, voire renoncer, non à son projet mais à la façon de le mettre en œuvre », poursuit-il, en préconisant une « logique d’expérimentation et d’évaluation chemin faisant ».

Stéphane Vincent plaide pour qu’une « culture du doute » infuse les collectivités : « Ne plus être dans la pensée magique, faire preuve d’humilité. » Fort de dix ans d’expérience avec la Nouvelle-Aquitaine dans le cadre du programme AcclimaTerra, le climatologue Hervé Le Treut suggère une « cohabitation amicale » entre une science qui « essaie d’éclairer un paysage » et un champ politique qui « choisit la route à emprunter », à partir de critères multiples. Il estime qu’il est du « devoir » du chercheur d’aider le décideur en « partageant » ses savoirs, que ce « n’est pas perdre son âme ».

Il y a « besoin d’une acculturation réciproque » afin que chacun intègre les bénéfices d’une coopération, constate Jean-Luc Delpeuch, citant ce proverbe africain : « Il faut tout un village pour élever un enfant. »

Questions à…

Olivier Bouba-Olga, chef du service « études et prospective » à la région Nouvelle-Aquitaine, professeur des universités

Après vingt et un ans de carrière universitaire, pourquoi avoir rejoint la région Nouvelle-Aquitaine ?

J’ai toujours été proche du monde des collectivités et mon appétence pour la recherche appliquée m’a amené à travailler ponctuellement pour des territoires comme l’ex-Poitou-Charentes ou Cognac. L’envie de passer du discours aux actes, de « mettre les mains dans le cambouis », en même temps qu’une certaine lassitude du monde universitaire, l’impression d’en avoir fait le tour, m’ont conduit à ce détachement dans un conseil régional, que j’envisage sur la durée.

Que pensez-vous apporter à la région ?

De la méthode, de la production de connaissances utiles et en continu, et de l’évaluation. Les économistes savent brasser des statistiques, mais ils ne se déplacent pas assez sur le terrain pour en interpréter les résultats, contrairement aux géographes et aux sociologues. De plus, leur horizon tend à se focaliser sur les grandes villes, ce qui donne un discours urbano-centré. Or, il y a besoin d’innovations aussi dans des territoires à faible densité, qui, de plus, manquent d’ingénierie. Eclairer le politique par le regard scientifique peut l’aider à appréhender les dynamiques territoriales.

Le monde de la recherche est-il disposé à apporter sa contribution ?

Le potentiel est important et sous-développé, faute d’incitations. S’il veut booster sa carrière, un enseignant-chercheur a plus intérêt à faire de la recherche académique et à publier dans des revues reconnues dans sa discipline qu’à travailler pour des institutions. Si collaborer avec des collectivités était valorisé, je suis certain que plein de chercheurs frapperaient à leur porte. Le monde universitaire est hétérogène. L’enjeu sera de repérer les opportunités de coopération. Je vais œuvrer à des partenariats avec les masters, pour qu’un professeur travaille avec ses étudiants sur des sujets intéressant les territoires plutôt qu’à partir de cas d’école. On peut conventionner avec des labos et des thésards (Cifre). Plusieurs modèles existent, combinant quantitatif et qualitatif, ainsi que des temporalités différentes.

L’expert – Matthieu Angotti, conseiller « Territoires d’engagement » à l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT)

« Le recul du chercheur peut se révéler précieux »

« Dans le cadre de son nouveau programme Territoires d’engagement, l’ANCT accompagne des collectivités dans des démarches de démocratie participative, un levier majeur de transformation de l’action publique, car elle lui donne du sens. Le recul du chercheur, qui travaille dans un esprit design partant des usages, peut se révéler précieux pour entraîner les parties prenantes dans le programme. L’ANCT va financer un doctorant en Cifre auprès de la communauté de communes du Clunisois. Puis ce sera le cas de quatre autres territoires engagés dans le dispositif, en Auvergne – Rhône-Alpes, Occitanie et Normandie. D’ici à fin décembre, l’agence souhaite prendre à sa charge le coût de l’embauche, durant trois ans, d’un thésard pour une dizaine de collectivités, levant un obstacle financier. L’idée est de les aider à devenir autonomes par un transfert de compétences, comme on parlerait d’un transfert de technologies. »

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