Il y a presque soixante ans que la question se pose : comment écrire de la poésie après Aimé Césaire quand on est martiniquais ou antillais ? C’est que le Cahier d’un retour au pays natal, paru en 1939, a étendu son ombre immense, puissante, sur notre paysage littéraire. 
   André Breton, le pape du surréalisme, avait même étendu cette question à la poésie française : « Césaire, magnétique et noir, de l’autre côté de l’Atlantique, écrit le français comme aucun Blanc ne peut le faire aujourd’hui ». Jugement intimidant, paralysant même et cela davantage pour les poètes antillais tout de même que pour ceux de l’Hexagone. Et de fait, notre littérature post-césairienne et post-Négritude, fut essentiellement une littérature faire de romans, de nouvelles et d’essais. Cela n’a cependant pas empêcher un certain nombre de poètes martiniquais de tenter de relever ce défi césairien consistant à oser tracer leur propre voie et surtout trouver leur propre voix. Certains l’ont fait de belle manière__Edouard Glissant, Henri Corbin, Roger Parsemain, Monchoachi, Ernest Pépin en Guadeloupe notamment__mais sans réussir à égaler l’auteur de Soleil cou coupé. Du reste, l’essentiel de la poésie martiniquaise post-césairienne est en langue créole : Joby Bernabé, Serge Restog, Térez Léotin, Jala, Monchoachi, Jala, Roger Ebion, Eric Pézo et bien d’autres. 
     Et voici que nous arrive, à l’orée de la deuxième décennie du nouveau millénaire, une voix originale, puissante, nourrie des textes de ses prédécesseurs mais parvenant subtilement à les dépasser : celle d’un poète totalement inconnu, qui écrit son nom (son nom de plume plus exactement) avec une graphie créole : Loran Kristian, mais nous offre un texte poétique en langue française : Les mots de silence (K. Editions). On notera au passage qu’après la génération de Césaire, puis celle de Glissant, beaucoup d’entre nos écrivains choisiront d’adopter ce que l’on appelle généralement des pseudonymes : Auguste Macouba (Auguste Armet), Monchoachi (André Pierre-Louis), Daniel Boukman (Daniel Blérald), Jid (Jude Duranty), Jala (Jeanine Lafontaine), Mérine Céco (Corinne Mencé-Caster) etc… Cette défiance ou plutôt cet évitement du patronyme officiel, celui de l’Etat-civil, mériterait d’être interrogée. 
   Voici donc Les mots de silence ! qui, d’entrée de jeu, déclare vouloir :
   « Lancer des cordes à travers les oublis. Tirer des bords au plus près du vent. Habiller l’indicible. Dépapiller la langue. Transcrire la vie en graphies affranchies. »
   Programme poétique assumé, non pas seulement au « Je » comme celui de Césaire (« Je veux être la voix de ceux qui n’ont pas de voix ») mais tout autant au « Nous », au « Je » et au « Il/On » :
   . « Nous avons froid aux yeux malgré la fureur brûlée sous nos cornées… ».
   . « Je devine les corps livides et froids sous lac presqu’île. »
   . « Il y avait du zouk, des accras et du boudin. Du Cat Stevens, du Kassav, du Duke et puis Buena Vista. Du Barbara aussi. Ca vous tarit petit à petit. Le paradis. »
   Deux mots de ce dernier extrait ne peuvent pas ne pas nous interpeller : « zouk » et « paradis ». Le premier évoque le célèbre « zouk-la sé sel médikaman nou ni » du groupe Kassav ; le second, cette terrible appréciation de ce qu’est notre société martiniquaise par Césaire à savoir « cette version absurdement ratée du paradis ». Chez Loran Kristian se lit notre désarroi actuel, celui d’avoir été une manière de préfiguration du monde moderne (la mondialisation ou globalisation comme disent les anglophones) et pourtant de nous retrouver incapables d’en profiter pour trouver notre juste place au sein dudit monde. Autrement dit : la perduration de la vieille idéologie assimilationniste mais sous des habits moins grossiers que ceux qui ont voulu la loi de 1946 qui nous avait fait passer de l’état de colonie à celui de département d’Outre-mer ; la fossilisation de la Négritude et son actuel dévoiement en « noirisme » ; la transformation de l’Antillanité en hochet sous le couvert de la rengaine de « l’unité des peuples caribéens » tout en évitant soigneusement de chercher les voies et moyens de la concrétiser (et nous satisfaisant d’un strapontin au sein de l’OECS) ; le dévoiement de la Créolité par les adeptes frénétiques de la « Réconciliation » tout en écartant soigneusement l’indispensable étape de la « Vérité ».
   Beau gâchis. Triste gâchis surtout. Ce que Loran Kristian traduit ainsi :
   « Il y a des mangroves bien serties dans la ville
     des palétuviers ennoyés d’or
     du conflit de goudron »
   L’auteur, à l’instar de ses confrères de cette génération post-Créolité, que notre collaborateur Jean-Laurent Alcide, a joliment nommée « génération du Kréol-Modernisme » à savoir A. Alexandre, J-M. Rosier, S. Keclard, M. Céco ou encore G. Octavia, ne fait pas dans la dénonciation « woke » (ou « hystérisation scénarisée de l’indignation »). Il « écrit au difficile », selon l’heureuse formule de Glissant, parce que la littérature n’a pas pour vocation de surfer sur l’air du temps mais bien de tenter de percevoir l’indicible, le non-dit du dit. 
   Lisez Les mots de silence ! Un nouveau grand poète martiniquais est né…

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